lundi 10 août 2020

Aspect

 

L’ASPECT verbal

Le procès exprimé par le verbe peut être envisagé de deux manières :

  • Le temps (chronologie) : d’un point de vue externe, le procès est situé chronologiquement dans l’une des trois époques du (passé, présent ou avenir comme nous l’avons vu), selon le rapport entre les deux repères temporels : point d’énonciation, point de l’évènement.
  • L’aspect : d’un point de vue interne, le procès peut être envisagé en lui-même, sous l’angle de son déroulement interne. En effet, indépendamment de toutes considérations chronologiques, tout processus impliquant en lui-même du temps, une durée plus ou moins longue pour se développer et se réaliser. On peut concevoir ce déroulement interne de façon globale ou l’analyser dans ses phases successives (de son début à sa fin). Le passé simple dans Il voyagea présente globalement le procès passé, alors que dans Il se mit à voyager, le semi-auxiliaire se mettre à saisit le procès passé à son début.

Ces deux manières d’envisager un procès fonctionnent différemment par rapport au même repère qu’est le point de l’évènement. Dans la perspective chronologique, ce repère est situé par rapport au point de l’énonciation, avec lequel il peut coïncider (présent) ou non (passé ou futur). Dans la perspective aspectuelle, ce repère peut occuper différentes positions dans le déroulement du procès, quand celui-ci peut être envisagé dans ses phases successives et représenté spatialement par un segment, délimité par deux bornes, initiale et finale, qui l’isolent d’un avant et d’un après :

(début)                                                              (fin du procès)

----------[--------------------------------------------]------

 

Le point de l’évènement T’ peut se situer en différents endroits, selon la perception du procès. Ci celui-ci est saisi à son début (Il se mit à voyager), le point T’ sera situé près de la bonne initiale :

-------- [-T’------------------------------------------] -------

 

Si le procès est accompli (Il a voyagé), le point T’ sera situé après la bonne finale, indiquant que son terme a été atteint :

---------[---------------------------------------------] T’-------

Les différentes positions occupées par le repère T’ illustrent différentes perceptions du procès, saisi aux différentes de son déroulement. Si le procès est perçu globalement, il ne peut pas être représenté spatialement et le repère T’ ne peut pas être introduit : c’est le cas notamment du passé simple, pour lequel le repère temporel est globalement concomitant[1] au procès.

Note de lecture

La notion d’aspect a été développée au 19ème siècle par des linguistes allemands dans l’étude des langues slaves, en particulier du russe, puis dans celle du grec. Pour les premières, il existe entre les verbes des oppositions lexicales (perfectif / imperfectif) dont la seule chronologie ne peut pas rendre compte ; en grec ancien, l’opposition entre le présent, l’aoriste[2] et le parfait est largement de nature aspectuelle. A partir de l’étude des langues particulières est né une catégorie générale, l’aspect que les linguistes ont affinée et étendue à d’autres langues, romanes notamment. En latin, A. Meillet a opposé les temps de l’infectum, formés sur le radical du présent (amo), et ceux du perfectum, formés sur le radical du parfait (amavi). Mais cette distinction ne joue vraiment qu’entre l’imparfait et le parfait.

Référence : G. Serbat, 1988, Linguistique latine et linguistique générale, p. 17.

L’introduction de la notion d’aspect en grammaire française n’a pas été facile. F. Brunot l’intègre explicitement dès 1922 (La pensée et la langue), mais Damourette et Pichon (Des mots à la pensée, 1930), L. Tesnière (1959) et d’autres la rejettent comme étrangère à la langue française. C’est Gustave Guillaume qui a donné à l’aspect une place primordiale en français : « L’aspect est une forme qui, dans le système même du verbe, dénote une opposition transcendant toutes les autres oppositions du système, et capable ainsi de s’intégrer à chacun des termes entre lesquels se marquent les dites oppositions. Des linguistes guillaumiens (P. Imbs, R. Martin, G. Moignet, B. Pottier, M. Wilmet,…) ont développé des analyses approfondies des valeurs et des réalisations linguistiques de l’aspect. Pour le décrire, on se fonde ici sur leurs travaux, complétés par ceux inspirés par A. Culioli, qui situe l’aspect dans le cadre de sa théorie de l’énonciation.

Références : R. Martin, 1960, Temps et Aspect. Essai sur l’emploi des temps narratifs en Moyen Français.

Les oppositions aspectuelles du français ont des rendements différents selon les moyens linguistiques utilisés :

·         Accompli / Inaccompli

L’aspect accompli envisage le procès au-delà de son terme, comme étant réalisé, achevé : le repère T’ est situé au-delà de la borne finale.

 

---------[---------------------------------------------] T’-------

                                                                                (Il a voyagé)

 

L’aspect inaccompli saisit le procès en cours de déroulement : le repère T’ peut se situer en différentes positions entre les bornes initiale et finale.

 

Remarque.- Les guillaumiens fondent cette distinction sur la notion de tension (procès en cours d’accomplissement), et opposent l’aspect tensif (action en tension = inaccompli) et l’aspect extensif (saisi après la tension = accompli). G. Guillaume distingue, pour sa part, l’aspect immanent (= tensif) et l’aspect transcendant (= extensif).

 

L’opposition accompli /  inaccompli est systématique en français : elle se manifeste, à tous les modes, par l’opposition entre les formes composées et les formes simples du verbe.

 

·         Les formes simples présentent un procès en cours :

Je crois comprendre cette explication / Je souhaite qu’il vienne

 

L’infinitif présent, le subjonctif présent et le présent ou l’imparfait de l’indicatif saisissent le procès en cours de réalisation.

 

·         Les formes composées présentent un procès parvenu à son terme final, totalement achevé :

Je crois avoir compris cette explication / Je souhaite qu’il soit venu.

 

Cependant, ne concluons pas que les formes composées n’expriment que l’aspect accompli. Dans un système temporel corrélatif, elles peuvent exprimer l’antériorité : Quand il avait déjeuné, il sortait promener son chien. Le procès au plus-que-parfait est antérieur au procès à l’imparfait.

 

 

Perfectif / Imperfectif

 

L’aspect perfectif envisage le terme du procès : le procès n’acquiert d’existence complète et véritable que lorsqu’il est arrivé à son terme (ainsi, l’action de sortir n’est réalisée qu’après le seuil, quand on est sorti, c’est-à-dire quand on est dehors).

 

L’aspect imperfectif envisage le procès dans son déroulement, sans visée d’un terme final ; le procès est engagé dès que le seuil est franchi (toute application, si minime soit-elle, suffit) et il est perçu comme indéfini et prolongeable, à moins qu’un évènement extérieur ne vienne l’interrompre (l’action de marcher est engagée dès qu’on a fait un pas (Je marche) et elles peut linguistiquement se prolonger indéfiniment, même si en réalité elle est bornée par le temps, la fatigue ou d’autres contraintes extérieures).

 

Les verbes manifestent l’un ou l’autre aspect par leur sens propre. Entrer, sortir, naître, mourir, atteindre, trouver, ouvrir, fermer, casser, réparer, etc. sont nécessairement perfectifs : une fois son terme atteint, le procès qu’ils expriment devient alors cyclique : Elle sort tous les soirs).  Inversement, aimer, attendre, courir, nager, regarder, durer, exister, parler, marcher, ramper, traîner, travailler, vivre, etc. sont imperfectifs : le procès ne comporte pas de limitation intrinsèque. Certains verbes peuvent être perfectifs ou imperfectifs selon leurs acceptions ou leur contexte, notamment la présence ou l’absence d’un complément d’objet (écrire, lire, occuper, etc.).

 

Sécant / Non sécant

 

On distingue deux manières de percevoir le déroulement d’un procès. Avec l’aspect sécant, l’intervalle de référence est envisagé sans limites ; il est perçu de l’intérieur et découpé en deux parties : une partie réelle nette et une partie virtuelle floue, à cause de l’effacement de la limite finale. Le procès perçu suivant l’aspect non-sécant est au contraire saisi globalement, de l’extérieur, et enfermé dans des limites ; en particulier, une bonne finale lui est assignée.

 

La distinction entre ces deux aspects permet d’expliquer l’emploi de certains temps grammaticaux. Le passé manifeste l’aspect non-sécant dans La demoiselle sortit à cinq heures, le procès est situé de façon globale par rapport au repère temporel (cinq heures) et il est enfermé dans des limites. L’imparfait de l’indicatif exprime l’aspect sécant : dans Julien lisait, le procès comporte deux parties, l’une réelle et l’autre virtuelle, et il n’est pas délimité par des bornes précises (il a pu commencer avant le repère temporel passé et il pourrait se prolonger au-delà).

 

L’opposition sécant / non-sécant, exprimée par les temps du verbe, s’articule avec l’opposition imperfectif / perfectif, véhiculée par le sens des verbes. Ceux-ci s’accordent logiquement avec l’aspect sécant quand ils sont imperfectifs (Julien lisait) et avec l’aspect non-sécant quand ils sont perfectifs (La demoiselle sortit). Quand un verbe perfectif s’emploie à un temps exprimant l’aspect sécant comme l’imparfait, l’énoncé peut prendre une valeur itérative ou marquer un effet de sens particulier. Dans La demoiselle sortait à cinq heures, en l’absence d’autres indications, on peut considérer que le procès passé est répété.

 

Le couple aspectuel sécant / non-sécant correspond au couple non-limitatif / limitatif. Il oppose une saisie individuante à une saisie massive. Ces distinctions sont préférables à l’opposition duratif / ponctuel, qui est plus superficielle, car elle repose sur la seule idée de durée (procès qui dure / procès bref). Or, dans le cas du passé simple et l’imparfait, il ne suffit pas de les opposer comme marquant respectivement l’aspect ponctuel et l’aspect duratif. Le passé simple n’évoque pas nécessairement des procès brefs (Il plut quarante jours et quarante nuits : le déluge dura longtemps). En fait, l’impression de durée n’est qu’un effet de sens produit par l’aspect sécant de l’imparfait : l’absence de limite marquée de l’aspect sécant implique inévitablement un sentiment de durée plus ou moins longue, alors que, pour le passé simple, la prise en compte des limites par l’aspect non-sécant fixe un terme final à la durée du procès, nettement circonscrit dans le temps.

 

Inchoatif / terminatif

 

Ces deux aspects se situent à l’intérieur des limites du procès. L’inchoatif saisit le procès immédiatement à son début, alors que le terminatif le saisit juste avant sa limite finale.

 

Ils expriment principalement au moyen de périphrases verbales ou de semi-auxiliaires suivis de l’infinitif, introduit par deux prépositions opposées : se mettre à, commencer à indiquent l’aspect inchoatif, alors que finir de, cesser de, achever de, terminer de, marquent l’aspect terminatif. Certains verbes, comme s’endormir, intègrent l’aspect inchoatif. Des procédures dérivation lexicale privilégient également cet aspect : verbes en ir dérivés d’adjectifs (rougir, noircir, blanchir, etc.) ou verbes en –iser dérivés de noms (scandaliser, caraméliser[3]) ou d’adjectifs (familiariser, moderniser, ridiculiser).

 

Semelfactif / Itératif

 

Un procès peut être unique (semelfactif, du latin semel, « une fois ») ou se répéter un certain nombre de fois, de manière discontinue ou régulière (itératif).

 

Ce sont surtout les compléments circonstanciels de temps qui servent à indiquer l’aspect itératif (et non le temps du verbe lui-même) : Il va / allait au théâtre souvent / quelquefois / parfois / rarement / toutefois les semaines / tous les mois / une fois par an,…

 

Certains verbes, comme radoter, répéter, sautiller, etc., contiennent dans leur sens même l’idée d’une répétition de l’action, qui peut aussi être exprimée par le suffixe –ailler (criailler) et surtout par le préfixe re- (redire, refaire, etc.).

 

 

Aspect progressif

 

Un semi-auxiliaire peut souligner, avec les verbes imperfectifs, le développement progressif de l’action, à la fois continue et par degrés : Le mal va croissant. Ce tour (aller + participe présent) étant archaïque en français moderne, l’aspect progressif y est très limité. On utilise parfois la périphrase être en train de, qui correspond à la forme progressive habituelle en anglais to be + V –ing (I’m singing in the rain). Mais le caractère pas toujours naturel de cette expression en français (Je suis en train de chanter sous la pluie) montre que l’équivalence est souvent faible.

 

L’expression linguistique de l’aspect

 

Les aspects évoqués ne s’expriment pas tous à l’aide de temps verbaux, ni des verbes eux-mêmes. Depuis longtemps, les linguistes allemands distinguent l’aspect proprement dit (au sens étroit), exprimé par la morphologie et la syntaxe (conjugaison des verbes, procédés morphologiques), et l’aspect au sens large ou mode d’action qui fait partie du lexique (sens codé des verbes ou d’autres termes).

 

 La conjugaison du verbe sert à opposer deux couples d’aspects :

 

-          La distinction accompli / non accompli est marquée par l’opposition entre les formes composées et les formes simples.

 

-          L’opposition entre les aspects sécant et non-sécant concerne principalement le couple imparfait – passé simple (ou, éventuellement, imparfait-passé composé).

 

Les procédés de formation du vocabulaire peuvent constituer des séries aspectuelles limitées :

 

-          Les préfixes comme re- (reprendre : aspect itératif) ;

 

-          Les suffixes comme –iser (stabiliser : aspect inchoatif), -oter et eter (radoter , feuilleter, voleter, : aspect itératif) ;

 

-          La forme pronominale, seule (Le peuple se meurt ! Le peuple est mort !:        se mourir indique l’aspect progressif) ou associé à un préfixe (s’endormir : aspect inchoatif).

 

Le sens du verbe lui-même peut notamment opérer la distinction entre le perfectif et l’imperfectif (sortir / marcher).

 

Les semi-auxiliaires et les périphrases verbales expriment différents aspects : inchoatif (commencer à), terminatif (finir de), progressif (être en train de, aller + participe présent).

 

Au-delà des termes particuliers, beaucoup de moyens linguistiques peuvent exprimer l’aspect :

 

-          Les compléments circonstanciels de temps (groupes prépositionnels et

      adverbes) indiquant notamment l’aspect itératif (Il vient souvent) ;

 

-          La présence d’un complément d’objet peut modifier l’aspect exprimé par le   

 verbe en fixant un terme au procès, comme dans Elle écrit un roman.

 

Lecture conseillée

 

La notion de fonction aspectuelle

Smith (1991) a motivé l’importance de l’approfondissement de la fonction aspectuelle dans les grammaires des langues naturelles. Elle a montré que l’aspect recoupe une part essentielle de l’information véhiculée par la phrase. L’Aspect nous renseigne sur le développement spatio-temporel de la situation à laquelle la phrase fait référence. C’est l’Aspect qui nous fait visionner l’extension de la situation (événement[4] ou état) rapportée par la phrase-énoncé. L’Aspect nous dit à quel type de situation la phrase réfère. Le type de situation est la valeur d’aspect contenue dans le signifié du verbe lié à l’ensemble de ses arguments (sujet et compléments). L’Aspect projette sur ce type de situation une perspective, un "focus" temporel, le point de vue, dont la fonction, analogue à l’action d’une lentille de prise de vue, est de délimiter soit une partie soit la totalité de l’étendue de la situation rapportée et rendue ainsi visible par la phrase. L’Aspect détermine en outre par induction la référence temporelle, i.e. le point d’insertion sur l’axe temporel de l’événement rapporté par la phrase. Dans certains sytèmes, la référence temporelle peut ne pas être lexicalisée et est exprimé implicitement au niveau pragmatique par l’intermédiaire de la valeur aspectuelle. L’Aspect relève donc du domaine de l’organisation temporelle de la phrase.

 

 



[1] Qui coïncide dans le temps

[2] temps du passé exprimant souvent une action ponctuelle dans certaines langues indo-européennes

[3] devenir du caramel

  avec un jus de citron dans l'eau, le sucre se caramélise toujours bien

 

[4]              Cf. La terminologie proposée (par les différents auteurs) sera explicitée dans le courant de l’exposé.